L'analyse du grand historien du XXe siècle

Incontestablement, Georges DUBY est le grand historien du XXeme siècle qui a consacré son oeuvre à l'étude de cette période majeure de notre histoire, notamment à Saint Bernard et à l'art cistercien. Le témoignage qu'il a su apporter au-travers des émissions télévisées ont marqué les gens de notre génération tant ses explications sont lumineuses et profondes pour comprendre ce lointain passé.

Georges DUBY (1919-1996), illustre Académicien et Professeur au Collège de France, forme, notamment avec Fernand BRAUDEL, la deuxième génération de "l'Ecole des Annales", fondée par Marc BLOCH et Lucien FEBVRE en 1929, qui a marqué et révolutionné l'histoire du XXeme siècle par une approche totalement originale, l'ouvrant à d'autres disciplines et  privilégiant l'histoire des structures, des mentalités et de la longue durée, en réaction à l'histoire traditionnelle tournée vers les évènements et les personnages politiques individuels.
Considéré comme le plus important médiéviste de son siècle, cet éminent spécialiste de l'art médiéval et des Xe, XI, XIIe et XIIIe siècle en Europe Occidentale, a publié de remarquables ouvrages qui constituent des réferences absolues ; son talent hors pair de communicateur l'a conduit à collaborer à des séries télévisées,  telles "Le Temps des Cathédrales" en 1976,  tirée de son livre éponyme, qui constitue toujours plus de trente ans après une référence pour la télévision publique ; dans cette série, il a su vulgariser auprès du grand public le résultat de ses éminentes recherches.

Dans le chapitre III, intitulé "Dieu est Lumière", il s'exprime notamment sur la renaissance du XIIème siècle ; à partir des conceptions idéologiques  diamétralement opposées sur le plan artisitique qui  mettent aux prises clunisiens et cisterciens, il nous donne son sentiment sur l'histoire cistercienne.

georges duby" Brusquement, au XIIe siècle, le mouvement d'expansion s'accélère. De la croissance, la croisade, la ruée des chevaliers du Christ sur les richesses de l'Orient, l'aventure fabuleuse est un signe. Il en est un autre moins éclatant, plus sûr, inscrit dans le paysage : c'est alors que se mettent en place les traits que celui-ci présente encore aujourd'hui ; des villages neufs, des champs florissants, des vignobles, et ce nouvel acteur, dont on découvre qu'il va s'emparer du premier rôle, l'argent.
La monnaie, toujours trop rare parce que l'on en a de plus en plus besoin partout, parce que tous les commerces s'animent. Effervescence : un progrès bouleversant, autant que celui qui entraîne notre époque et dont nous avons peine à supporter l'idée qu'il puisse ralentir. A tous les étages de l'édifice culturel, les contrecoups de cet essor se sont repercutés. : le sentiment religieux prit une autre teinte, la conviction s'imposant que le rapport à Dieu est une affaire personnelle, que le salut se gagne en vivant d'une certaine façon.
De l'Apocalypse, le regard glissa insensiblement vers les "Actes des Apôtres", vers l'Evangile, pour chercher dans cette part de l'écriture des modèles de conduite. Une telle translation retentit directement sur l'oeuvre d'art.

Dans le même temps, les relations entre les hommes prenaient de la souplesse ; ceci favorisait les regroupements, les concentrations, les synthèses. Les premières phases de la croissance s'étaient manifestées autour de l'an mil, par un éparpillement des pouvoirs, la féodalisation ; cent ans plus tard, des Etats, des principautés, des royaumes commencent à se reconstruire. Déjà les abbayes s'étaient rassemblées en congrégations, ce qui conduisait à poursuivre en commun des recherches esthétiques qui s'étaient inaugurées isolèment à Tournus, à Saint-Benigne de Dijon, à Saint-Hilaire de Poitiers. En 1100, la plus puissante de ces congrégations était l'Ordre de Cluny, et le monument le plus prestigieux, la nouvelle abbatiale de Cluny, édifiée en quelques années grâce à l'or venu d'Espagne, grâce à l'argent venu d'Angleterre.
La monnaie, déjà en position maîtresse. Et de nouveau des souverains, tenus, en raison des dons en numéraires qu'ils avaient faits, pour de véritables bâtisseurs.
De ce monument, que reste - t - il ? Des ruines désolantes.
Au début du XIXe siècle, cette merveille a servi de carrière de pierre. Les quelques vestiges révèlent cependant ce que fut le projet : rétablir dans sa plénitude ce que la féodalité avait étouffé : le palais impérial. Plus splendide que n'avait été celui de Charlemagne, puisque c'était le Palais de Dieu. Digne de lui, des solennités qu'il exige. L'espace contenu par ses murs est enfermé strictement, séparé des troubles de la terre ; la lumière y est discrètement admise. Mais déjà les piliers se tendent pour élever les voûtes à perte de vue, "in excelsis". Ils sont emportés par cet élan même auquel invite la grande sculpture du portail, dont il ne subsiste plus que quelques débris dérisoires, et qui représentaient, justement, l'ascension. Une réplique permet d'imaginer ce que fut le grand Cluny : Paray-le-Monial.
L'extérieur, discret, laisse seulement entrevoir la démultiplication envahissante des chapelles. Sur la façade occidentale des portes s'ouvrent comme un appel à s'engouffrer, à tout quitter, pour s'établir enfin dans l'ordre. Tout l'intérieur converge vers le choeur, lieu de l'offrande, de l'élevation, que les abbés de Cluny voyaient comme le "promenoir des anges".
Un palais, la tête d'un empire plus parfait que n'importe quel autre sur la terre. Pour le construire, on a naturellement repris les colonnes cannelées, les galbes des formes empruntées à la romanité classique dont les empereurs de l'an mil avaient prolongé la conservation. Dans ce palais, la fête et toutes les somptuosités du monde. Car les moines de Cluny, en toute bonne conscience, se considèraient comme les princes, formant la cour du Tout-Puissant, comme les courtisans d'une sorte de Versailles immatérielle, sacralisée. Persuadés qu'il leur incombait d'organiser en grande pompe une cérémonie ininterrompue et qu'ils devaient pour cela dilapider des trésors. Cette propension au luxe se manifeste de manière très évidente dans la petite chapelle de Berzé-la-Ville, un oratoire privé, que l'Abbé Hugues fit décorer dans l'un des grands domaines où il aimait résider. L'ornement recouvre ici toute la muraille, déployant tous les agréments de la ligne et de la couleur. Dans les châteaux de la Judée, des princes francs s'accoutumaient alors à vivre dans de semblables raffinements. Mais les croisés et les prêtres qui les accompagnaient découvraient aussi en Terre Sainte, dans sa pleine réalité, l'existence que Jésus avait menée. Ils s'apercevaient que ce même Dieu, démesurément lointain lorsqu'en parle l'Apocalypse, avait vécu un jour comme chacun de nous, comme Lazare, comme Madeleine, comme ses amis --- que le Seigneur suprême, trônant dans les absides, avant d'avoir vaincu la mort, avait été ce maître bafoué, qu'un disciple trahit, livra. Déjà, sur les fresques ornant le prieuré de Vic, en un simple échange de regard, l'humanité prend le pas sur le divin.
Sans doute, ce qui venait de la tradition monastique et qui culmine dans l'esthétique clunisienne portait-il toujours à préparer le logis du Sauveur pour son retour triomphal, à le saluer, à le traiter comme un roi. Une telle intention avait autorisé cette innovation téméraire, bouleversante : ériger au seuil des basiliques, en plein vent, au regard du peuple, de hautes figures sculptées semblables à celles que la Rome païenne établissait autrefois sur ses arcs de triomphe. Tailler dans la pierre l'effigie des prophètes, c'était pourtant figurer forcément dans une certaine vérité des corps et des visages d'hommes, arracher la vision à l'irréel. Ainsi, à Moissac, le sculpteur a suivi au plus près le texte de Saint Jean. Il a voulu montrer, au centre du béant, l'Eternel inaccessible. Celui-ci se trouve attiré cependant de manière irrésistible vers la terre, et comme capturé. Par quels moyens ? Par la musique, qui fut sans doute l'art majeur de ce temps, le plus efficace instrument de connaissance, et dont saint Hugues avait ordonné que les tons fussent représentés sur les chapiteaux du choeur de Cluny, c'est-à-dire au coeur de tout le programme iconographique, au point de convergence de tous les gestes de la liturgie. Sur le tympan de Moissac, les musiciens sont des rois. Ils portent les insignes des rois de la terre. Le Christ, dont ils chantent la gloire, les domine, et l'archiabbé domine lui aussi les souverains terrestres. De ceux-ci, la croissance économique entraîne alors très rapidement la restauration de la puissance.
Elle suscite surtout, après la renaissance carolingienne du XIe siècle, après la renaissance ottomane de l'an mil, une nouvelle renaissance, plus vigoureuse. Elle revivifie ce qui survit de l'héritage romain, l'humanisme. On le voit bien à Liège ; dans le bronze, sur les flancs d'une cuve baptismale, instrument d'un rituel de rénovation, d'un sacrement qui n'est pas réservé à quelques élus comme l'étaient les liturgies clunisiennes, mais destiné à se répandre sur tout le genre humain, des personnages apparaissent dans les attitudes les plus vraies. Toutes les entraves sont tombées qui retenaient, cent ans plus tôt, dans ces provinces, les artistes serviteurs des empereurs de s'éloigner trop des modèles classiques, de s'exprimer selon leur tempérament propre. L'art renaissant du XIIe siècle est de libre audace. Et parmi les nouveaux baptisés, place est faite au philosophe : dans l'élan qui l'emporte, la chrétienté latine en est maintenant en effet à s'annexer sans crainte tout le savoir des païens.
Des figures d'hommes partout, et que pénètrent peu à peu les frémisssements de la vie. Elles s'accumulent dans les cloîtres bénédictins, disposées là pour que la méditation des religieux rebondisse toujours plus haut, d'image en image. A celle de l'homme se juxtaposent les représentations des choses naturelles, des plantes, des animaux. La sculpture montre lees créatures ramenées au plan très simple, régulier, rationnel, dont Dieu avait l'esprit rempli lorsqu'il les façonna. De même, la société humaine apparaît dans ses structures idéales, conforme à la volonté divine : trois catégories, les paysans, les guerriers, les prêtres, les uns et les autres subordonnés aux moines, qui regardent l'humanité dont ils se sont séparés du haut de leur perfection. Lorsqu'ils déposent dans les galeries du cloître les expressions figurées de leurs rêves, deux tendances se discernent dont l'opposition révèle entre les valeurs du passé et celles de l'avenir une tension d'autant plus vive que le progrès se précipite. D'une part, l'écho du message évangélique qui, dans les scènes représentant la vie de Jésus, invite à ne pas refouler la part de chair qui se trouve dans la personne de chaque homme et dans celle du Christ aussi. D'autre part, le relent de l'ancien pessimisme, la condamnation de ce qui n'est pas l'esprit pur, l'obstination à voir partout le maléfique, à le dénoncer dans tout ce qui touche au corporel, par une multitude de signes, qui sont ceux du cauchemar et de la frustration. Les moines clunisiens étaient des seigneurs, fiers de l'être. Leur art est un art de grands seigneurs. Par la place qu'il fait aux représentations du péché, aux monstres, par exemple, qui grouillent dans le grand tumulte du pilier de Souillac, il porte témoignage de la violence d'une civilisation dont c'était alors l'enfantement rageur.

" Que viennent faire dans vos cloîtres où les religieux s'adonnent aux saintes lectures ces monstres grotesques, ces extraordinaires beautés difformes et ces belles dofformités ? Que signifient ici des singes immondes, des lions féroces, de bizarres centaures qui ne sont hommes qu'à demi ? Pourquoi les guerriers au combat ? Pourquoi des chasseurs soufflant dans les cors ? Ici, on voit tantôt plusieurs plusieurs corps sous une seule tête, tantôt plusieurs têtes sur un seul corps. Ici un quadrupède traîne une queue de reptile, là un poisson porte un corps de quadrupède. Ici un animal est à cheval ? Enfin, la diversité de ces formes apparaît si multiple et si merveilleuse qu'on déchiffre les marbres au lieu de lire dans les manuscrits. On occupe le jour à contempler ces curiosités au lieu de méditer la loi de Dieu. Seigneur, si l'on ne rougit pas à ces absurdités, que l'on regrette au moins ce qu'elles ont coûté "

Cette voix qui s'élève pour condamner Cluny, pour crier que Cluny trahit l'esprit du monachisme, c'est celle de Saint Bernard. Contestation. Elle exprime à ce niveau très élevé, dans les minces couches de la plus haute culture, les contradictions dont cette époque, autant que la nôtre, était remplie. Rupture violente. Bernard de Clairvaux se battait ; contre tout ; contre les Moines d'ancienne observance ; contre les cardinaux avides ; contre les philosophes, les humanistes ; contre les rois incestueux ; contre les chevaliers qui aimaient trop l'amour et la guerre. Lutteur infatigable, intraitable, impossible, qui se traînait malade aux quatre coins de la chrétienté pour moraliser. Nulle image ne montre les traits de son visage. Nous n'avons de lui que des paroles,tonitruantes, quantité de pamphlets, de sermons dont les copistes avaient charge de répandre partout le texte. Pendant une génération, Bernard fut la conscience exigeante de la chrétienté. Il connaissait le monde, il y avait vécu vingt années en fils de chevalier, avant de se convertir, d'entrer avec une bande de camarades dans le monastère le plus austère, Cîteaux. Il avait eu le temps de percevoir cette forme nouvelle de corruption dont la monnaie est l'agent. Il appelait donc à se dépouiller toujours plus. Critiquant précisément les moines de Cluny pour le goût excessif qu'ils avaient du luxe et du confort. Proposant un autre style de vie monastique, un autre style d'art monastique, le cistercien.

C'est un retour. Le propos cistercien est réactionnaire, rétrograde : résister aux tentations du progrès et, pour cela, fuir au plus loin. Revenir aux principes du monachisme bénédictin impliquait d'écarter la communauté du siècle, de l'isoler davantage, en plein désert. Cela fit le succès de l'ordre. La société du XIIe siècle s'enrichissait ; elle était encore dominée par des représentations morales qui lui faisaient penser qu'un homme peut être sauvé par le sacrifice d'autres hommes, ses substituts. Elle avait toujours besoin des moines ; mais des moines plus pauvres, puisqu'elle se sentait souillée par ses richesses. Elle admira chez les cisterciens qu'ils ne se laissent point prendre aux précipitations qui faisaient alors accélérer le temps, qu'ils reviennent au rythme calme des saisons et des jours, aux nourritures frugales, aux vêtements sans apprêt, aux liturgies rigoureuses, que le dénuement, le renoncement de cette petite élite compense la voracité du reste des pêcheurs et obtienne pour ceux-ci le pardon.


Cîteaux revint donc à la simplicité des formes architecturales ; conservant les mêmes, mais en expulsant le superflu, les débarrassant de tout ce qui, inutilement les encombre, les décapant. L'abbaye redevient un roc ; la pierre dont elle est bâtie est laissée à sa franchise, rude. On y préserve les traces laissées par la peine des hommes ; chaque bloc est marqué du signe, du sceau de l'artisan qui l'a, à grand effort, façonné. Le cloître cistercien est dénudé, comme doit l'être un atelier pour le travail efficace, ici trouver Dieu à travers ses paroles.

Plus d'images : les lignes droites, les courbes, quelques nombres simples. Que l'attention ne soit pas divertie ; qu'elle se fixe sur l'écriture afin d'en dégager le sens, le travail du corps alternant avec le travail de l'esprit puisque le prescrit la règle de Saint Benoît.
Dans d'autres ateliers, l'effort des religieux s'applique à la matière brute, retirant le métal de sa gangue, l'affinant, le purifiant, pour qu'il devienne utile. L'intention est la même : il faut exploiter les ressources que le Dieu créateur répand à profusion à notre portée dans les mots et dans les choses. Des uns et des autres, l'homme doit extraire le suc, patiemment, humblement, employant la vigueur de ses bras, de sa raison, de son âme.
Voici pourquoi les forges, les greniers bâtis par les cisterciens ont la majesté de leurs églises : le grenier, la forge, le cloître, l'église sont en effet les différents outils d'une même fonction, d'un même office. Le monastère lui-même, comme la noix au milieu de l'écorce, comme l'esprit au milieu de la chair, s'établit au centre d'une clairière, où la nature végétale est laborieusement domestiquée, arrachée à sa turbulence, à sa somnolence. Le Seigneur n'a-t-il pas soumis toutes les créatures à l'homme ? N'attend-il pas de l'homme qu'il coopère avec lui, usant de son intelligence, à cet ouvrage continu, ininterrompu, qu'est la création ? Les moines de Cîteaux qui n'acceptent plus de vivre en seigneurs, d'être nourris par la peine des autres hommes comme l'étaient les moines de Cluny, se mirent donc au travail manuel.
De ce seul fait, et malgré leur résolution de tourner le dos au progrès, ils s'établirent à l'avant-garde de toutes les innovations techniques sur le front pionnier de ce siècle conquérant. Ils ont produit dans l'abondance ce que les villes et les châteaux, dans la croissance générale, réclamaient justement : le bois de feu et de charpente, le fer, le verre, la bonne laine. Les moines avaient choisi l'abstinence ; ils ne consommaient presque rien de cette production ; ils la portèrent au marché, ils en tirèrent de la monnaie. Qu'en faire ? L'aumône ? C'était difficile ; les abbayes cisterciennes étaient loin de tout. Cet argent servit à bâtir ; trois cent monastères en trente ans, disséminés par toute l'Europe. Comment évaluer l'investissement, comme nous dirions, que nécessita la création de cette oeuvre d'art immense, multiple et pourtant une, puisque les formes de toutes ces églises procèdent du même propos de simplicité, de solidité sereine.
Chacune de ces abbayes montrait, au milieu des solitudes, l'image d'une cité parfaite, un paradis sur la terre. Non point détaché de la terre, bien au contraire enraciné dans le matériel incarné. C'est par cette volonté d'incarnation, par une réflexion soutenue par le fort courant qui portait les meilleurs dans l'église à méditer sur le mystère de Dieu fait homme, et que la croisade amplifiait, par la conviction - celle de Saint-Bernard - que les moines ne sont pas des anges, qu'il leur serait pernicieux de vouloir trop, comme les clunisiens, leur ressembler, qu'ils ont un corps, qu'ils doivent dominer la chair dont ils sont faits afin de dominer le monde, c'est bien que - à la diffférence des moines qui les avaient précédés, à la différence des cathares - ils refusaient de s'évader dans l'irréel, parce qu'ils se sentaient tenus d'assumer pleinement, comme le Christ leur maître, la condition humaine, que les cisterciens épousèrent le mouvement général. Il les entraîna, malgré eux, sans qu'ils en prissent conscience ; la contradiction s'accusa dans la seconde moitié du XIIe siècle entre leurs propos d'austérité et la réussite de l'économie cistercienne. Après la mort de Saint Bernard, ces religieux, qui se voulaient très pauvres, gagnèrent de plus en plus d'argent et l'on s'aperçut de ce qu'il y avait d'arrogance dans la majesté de leurs granges.
La société laïque se détourna lentement de Cîteaux ; elle attendait désormais que les hommes d'Eglise n'aillent plus se cacher au fond des bois, mais s'occupent d'elle.
L'institution monastique appartenait déjà au passé, au passé rural, comme toute la tradition qui portait condamnation du terrestre. L'art cistercien fut un dernier fruit : admirable. Il a mûri dans l'automne du monachisme ; le Printemps était ailleurs.
Il était dans l'élan d'optimisme conquérant qui faisait, à Pise, avec le butin ravi aux infidèles et les bénéfices du négoce, enrichir le décor d'une cathédrale bâtie sur le mode romain, embellir à Palerme, sur le mode byzantin et musulman, des palais de princes, maîtres de la mer et de ses merveilles. Le Printemps était davantage dans cette révolution profonde qui faisait prendre conscience progressivement que le pêché réside en chaque homme, qu'il lui faut lui-même s'en délivrer, qu'il ne peut s'en remettre à d'autres, qu'il doit pour cela écouter l'Evangile.
Saint Bernard, et ce fut sa vraie victoire, avait chassé les monstres, refoulé les fantasmes. La figure du mal, au portail de la Cathédrale d'Autun, n'est plus une sirène, une chimère. C'est une femme très belle, à la fois tentante et coupable, et qui le sait. Saint Bernard avait prêché la seconde croisade à Vézelay ; il avait parlé devant un prodigieux ensemble sculpté, monastique, encore d'inspiration clunisienne, mais illustrant lui le nouvel esprit du christianisme. Dans le tympan de la Basilique Sainte Madeleine, où l'on vénérait les reliques d'une femme, d'une pécheresse que Jésus pourtant aimait, le Christ est assis dans sa majesté. Il est source la la lumière ; elle émane de ses mains, vivifiante ; non plus tenue sous le boisseau, enfermée comme elle l'était dans les cryptes de l'an mil, comme elle l'était encore dans les somptuosités encloses de Cluny, non plus maintenue loin des foules comme elle le demeurait loin des abbayes cisterciennes pour la seule illumination de quelques parfaits. Diffusée, répandue de tous côtés, de manière à ce que l'univers soit maîtrisé dans ses deux dimensions, espace et temps, jusqu'aux extrêmités de la terre et jusqu'à la fin du monde. En effet, l'expansion lumineuse n'est pas pour plus tard, repoussée dans un avenir incertain, comme elle l'est par l'Apocalypse. Elle n'est pas attendue, refusée pour l'instant : elle est là, dans l'instant. Le royaume peut-être de ce monde ; des hommes le construisent, les apôtres Des hommes qui n'ont pas été des moines, mais des prêtres, levain dans la pâte, nullement reclus, marchant peids-nus sur les grand-routes, parlant au peuple, les envoyés du maître, appelés à porter sa parole.
Il faut voir dans le tympan de Vezelay l'emblème d'un moment de l'histoire européenne, celui du grand départ, et le signe d'une vraie rupture, qui n'est pas retour au passé comme toutes les tentatives impériales de rénovation et comme, encore, la réaction cistercienne, mais avancée résolue vers les temps nouveaux, sous la conduite d'un Dieu dont on proclame ici qu'il est lumière.
La lumière, le perpétuel rayonnement du dieu lumière répandu sur des créatures où insensiblement se joignent la matière et l'esprit, cette idée est au coeur de l'esthétique de Saint Denis.
Elle a conduit l'abbé de Saint Denis, Suger, à vouloir réduire autant que possible dans le sanctuaire la place du mur, à rendre les murs poreux, translucides ; à tirer pleinement partie pour cela de la croisée d'ogives, cet artifice de bâtisseurs dont les cisterciens n'avaient usé que comme un moyen de consolider l'édifice. Les rayons lumineux s'introduiront ainsi largement, et Suger veut qu'ils soient triomphaux, parés de toutes les rutilences des gemmes. Gloire du vitrail !
Le monument ainsi conçu célébrait simultanément la gloire du roi des Cieux et celle du roi de France. Suger était moine, mais il mettait le monachisme au service de ce qui se trouvait alors en pleine adolescence, l'Etat, l'Etat monarchique. Conjugant, pour le servir, le meilleur des innovations esthétiques dont les diverses provinces du royaume avaient chacune été le lieu, annexant la statuaire monumentale des basiliques du Sud, annexant ce qui pouvait se prolonger au Nord, dans les émaux et les bronzes du pays mosan, de la tradition carolingienne, parachevant Cluny.
S'opposant par là violemment à Saint Bernard. Tout cela à l'époque de l'épanouissement clunisien et de l'éclosion cistercienne.

Voilà ce qu'il faut garder à l'esprit : l'efflorescence, le bouillonnement, une véhémence dans la recherche : toutes ces oeuvres sont contemporaines. Il n'y a pas plus de distance chronologique entre Cluny, qui s'achève péniblement vers 1130, Fontenay, construit en quelques années après 1135, Vézelay dont la sculpture date de ce moment même, Saint Denis dont on commence à rebâtir à ce moment le porche et l'abside, entre la maturité de ce que nous appelons l'art roman et les premières floraisons de ce que nous appelons l'art gothique, qu'il n'y en a entre Picasso, Matisse et Bonnard ou Marcel Duchamp.


Contemporanéïté, discordance, conflit ! Mais partout le même désir de pureté intérieure, de noblesse extérieure : âme et corps, incarnation.

Suger a repris dans cet esprit le schéma intellectuel des concordances entre l'Ancien et le Nouveau Testament, sur quoi avait pris appui déjà l'iconographie des portails de Hildesheim. Mais l'intonation s'est modifiée : entre temps, la croisade a mis en évidence la part charnelle de la vie du Christ. Sur l'un des vitraux du choeur de Saint Denis, l'arbre de Jessé montre le corps de Jésus comme l'aboutissement d'un lignage d'hommes, d'une haute tige qui jaillit d'un ventre d'homme, et dont la sève monte de génération en génération, de fleur en fleur : ces chaînons, ce sont les rois, les rois de Juda. Mais ceux qui voyaient l'image reconnaissaient sur ces visages les traits du roi de France. Ils voyaient dans le visage du Christ rayonnant, faisant exploser au faîte de la poussée vitale, vers tous les points de l'espace, les sept dons du Saint-Esprit, le symbôle de toute expansion.

Durant ce dernier tiers du XIIe siècle, l'entreprise inaugurée à Fontenay, à Vézelay, à Saint Denis, se poursuit dans les Cathédrales. Dans celle de Laon confluent les deux courants majeurs de la recherche, et les plus purs : une volonté de rigueur, de simplicité qui vient de Cîteaux, une volonté d'illumination qui vient de Saint Denis. De cette conjonction est issu le principe de ce que les gens de l'époque ont nommé l'art de France.


Dieu est lumière ; les nouveaux théologiens le répètent. Ils voient la création comme une incadescence procédant d'une source unique, la lumière appelant à l'existence, de degré en degré, les créatures et, rebondissant par reflets, de maillon en maillon de cette même chaîne hiérarchisée, la lumière depuis les confins ténébreux du cosmos revenant à son origine qui est Dieu.

Ce double mouvement, qu'est-il sinon un échange amoureux ? L'amour de Dieu se portant vers ce qu'il a crée, l'amour des êtres se portant vers leur créateur.

Réciprocité :
" Que l'âme cherche la lumière en suivant la lumière " avait dit Saint Bernard. Abélard, qui ne médite pas seulement dans un cloître, qui enseigne à l'ombre d'une cathédrale le redit : " Nous approchons de Dieu dans la mesure exacte où lui-même s'approche de nous, en nous donnant la lumière et la chaleur de son amour ".
Par le feu de l'amour, véritable intelligence de Dieu, l'âme échappe à l'obscur, elle flambe dans la lumière du plein midi. Voici pourquoi la Cathédrale, séjour de Dieu, fut voulue transparente, son architecture progressivement ramenée à des nervures et la verrière se substituant à la cloison. Voici pourquoi la croisée du transept, la coupole opaque fait place à la lanterne. Tout s'abolit de ce qui pouvait rompre l'unité de l'espace interne. Il devient homogène, uniformément baigné de ces rayons qui sont à la fois connaissance et charité.
Dans ce monument parvient à son terme le très lent mouvement de surrection : il s'était animé en l'an mil dans les cryptes ; il était sorti de terre, ascension, déploiement. Il aboutit à cette gerbe de ramures verticales par quoi le céleste est emprisonné. La fenêtre est désormais l'ornement autour de quoi tout s'ordonne. Elle revêt deux aspects : celui d'une rose qui, peu à peu, prend de la légèreté, se met à tournoyer, pour montrer justement le mouvement de diffusion et de retour qui distribue le crée dans une innombrable diversité, en même temps qu'il le ramène à l'unité ; l'aspect d'une flèche dardée, de plus en plus aérienne.