Non catégorisé
Fondée puis portée sur les fonds baptismaux par la volonté de deux hommes au rang des plus illustres du XIIe siècle :
- Saint Etienne Harding, abbé de Cîteaux, l'un des trois Pères fondateurs de l'Ordre avec Robert de Molesmes et Aubry en 1098, qui conçut durant son abbatiat les structures organisationnelles et rédigea les règles sur lesquelles Cîteaux bâtit son exceptionnel essor des XIIe et XIIIe siècles ;
- le comte Thibault IV de Blois et de Chartres, comte de Champagne en 1125 sous le nom de Thibault II, petit-fils de Guillaume le Conquérant, seigneur le plus puissant et plus riche du royaume, dont les possessions immenses enserraient les minuscules états franciliens du roi Louis VI le Gros contre lequel il guerroyait, seigneur dont la sage oeuvre législatrice promut la révolution économique et commerciale que furent les foires de Champagne (la première économie monde),
l'abbaye Notre Dame de l'Aumône était née en 1121 sous d'heureux auspices ; bien née, certes, mais la folie des hommes et de leurs guerres ne l'épargna guère par la suite : les destructions des guerres de Cent ans d'abord, puis de terribles massacres et destructions durant les Guerres de Religion, où disparurent des documents historiques (cartulaire, nécrologe) qui constituent la trame pour suivre l'histoire d'un tel établissement. Sa mémoire historique gommée par les conflits armés, sa trace physique fut efffacée par l'avidité et l'inconscience humaine, après sa vente comme bien national, puisque l'ensemble des bâtiments monacaux furent démolis en 1818 pour être revendus comme matériaux de construction (à l'instar de bien d'autres monuments prestigieux de notre patrimoine, dont Cluny est le plus fameux !).
Alors que son souvenir se dissout dans les limbes du temps, voici pour mémoire quelques témoignages épars, rassemblés par Maître Jean COSSON, sur ce que fut cette prestigieuse abbaye cistercienne.
Afin d'affaiblir économiquement et socialement les corps sociaux qui lui sont défavorables, (noblesse clergé et émigrés), la Constituante saisit leurs biens ; à partir de la mise sous séquestre des biens du clergé (décrets des 13 mai et 16 juillet 1790) et des émigrés (décrets du 2 septembre 1792 et 3 juin 1793) elle utilise cette masse considérable comme garantie hypothécaire ou gage de la monnaie fiduciaire qu'elle a crée, les assignats.
Mais très vite,puisque sont favorisés les proches du pouvoir, qui les acquièrent à des prix ridiculement bas par rapport à leur valeur réelle ; ils sont d'ailleurs souvent revendus immédiatement, avec des plus-values qui constituent la base de certaines grandes fortunes françaises. Acheter à vil prix des biens nationaux pour en centupler la valeur dans les mois qui suivent devient une activité où excellent les spéculateurs qui ne reculent devant aucune combine, manoeuvre frauduleuse, violence, menaces, infamie pour contourner la loi et s'enrichir. Ces spéculateurs n'avaient d'autre but que d'acquérir au meilleur prix ces biens lors des ventes publiques, pour en tirer un maximum de profit pécuniaire, quelle que soit leur destination : vente, ou destruction pour les réduire en matériaux de construction.
Ces associations de spéculateurs, qui, sous la Révolution française, s'entendaient pour acheter à bas prix les châteaux, abbayes, monuments d'art les plus précieux, dans le but de les occuper, de les revendre avec profit (parcellisation des anciens domaines) ou de les démolir et d'en vendre les matériaux, ont été surnommés "LA BANDE NOIRE" et ont saccagé et vandalisé des monuments aussi prestigieux que l'Abbaye de Cluny, et à un autre niveau, l'Abbaye Notre-Dame de l'Aumône, dont le bâtiment conventuel fut démonté pierre à pierre pour être réduites en matériaux de constructions dans le four-à-chaux installé sur place ! Ce saccage du patrimoine national prit de telles proportions sous la restauration qu'il provoqua une première réaction d'importance avec le très jeune Victor Hugo, très sensible à l'art gothique, qui publia dès 1823 dans un poème intitulé "La Bande Noire" une ode au patrimoine et une satire de la "Bande Noire" ; quelques extraits de ce poème publié dans "Odes et ballades", en 1828, qui rassemble ses poèmes de jeunesse, écrits entre 1822 et 1827 :
« La bande noire »
O murs ! ô créneaux ! ô tourelles !
Remparts ! fossés aux ponts mouvants !
Lourds faisceaux de colonnes frêles !
Fiers châteaux ! modestes couvents !
Cloîtres poudreux, salles antiques,
Où gémissaient les saints cantiques,
Où riaient les banquets joyeux !
Lieux où le cœur met ses chimères !
Eglises où priaient nos mères,
Tous où combattaient nos aïeux !
[…]
« J’aimais la tour, verte de lierre,
Qu’ébranle la cloche du soir ;
Les marches de la croix de pierre
Où le voyageur vient s’asseoir ;
L’église veillant sur les tombes,
Ainsi qu’on voit d’humbles colombes
Couver les fruits de leur amour ;
La citadelle crénelée,
Ouvrant ses bras sur la vallée,
Comme les ailes d’un vautour.
[…]
Ce siècle entre les temps veut être solitaire.
Allons ! frappez ces murs, des ans encore vainqueurs.
Non, qu’il ne reste rien des vieux jours sur la terre ;
Il n’en reste rien dans nos cœurs.
Cet héritage immense, où nos gloires s’entassent,
Pour les nouveaux peuples qui passent,
Est trop pesant à soutenir ;
Il retarde leurs pas, qu’un même élan ordonne.
Que nous fait le passé ? Du temps que Dieu nous donne
Nous ne gardons que l’avenir.
Qu’on ne nous vante plus nos crédules ancêtres !
Ils voyaient leurs devoirs où nous voyons nos droits.
Nous avons nos vertus. Nous égorgeons les prêtres,
Et nous assassinons les rois –
Hélas ! il est trop vrai, l’antique honneur de France,
La Foi, sœur de l’humble Espérance,
Ont fui notre âge infortuné ;
Des anciennes vertus le crime a pris la place ;
Il cache leurs sentiers, comme la ronce efface
Le seuil d’un temple abandonné.
Quand de ses souvenirs la France dépouillée,
Hélas ! aura perdu sa vieille majesté,
Lui disputant encor quelque pourpre souillée,
Ils riront de sa nudité !
Nous, ne profanons point cette mère sacrée ;
Consolons sa gloire éplorée,
Chantons ses astres éclipsés ;
Car notre jeune muse, affrontant l’anarchie,
Ne veut pas secouer sa bannière, blanchie
De la poudre des temps passés.
Il a trente ans, en mars 1832, lorsqu'il publie dans la Revue des Deux Mondes, «Guerre aux démolisseurs», un pamphlet percutant en faveur de la préservation et de la valorisation du patrimoine. Un texte court, volontiers accusateur, véritable cri de colère contre le vandalisme ; un coup de gueule dans lequel l'écrivain interpelle le pouvoir en place pour le mettre face à ses responsabilités.
"Une Note sur la destruction des monuments en France, signée du même nom que les lignes qu’on va lire, a été dernièrement publiée, par hasard et avec d’innombrables fautes d’impression, dans un des recueils du Jour de l’An. D’autres recueils et des journaux fort répandus ont répété cette Note, malheureusement avec toutes les fautes d’impression qui en défiguraient le sens. Dans cet aperçu, écrit en 1825, et d’ailleurs très incomplet, des nombreuses dévastations d’édifices nationaux qui se font à la fois, et sans qu’on y songe, sur toute la surface de la France, l’auteur se promettait de revenir souvent sur ce sujet, à propos et hors de propos. Il vient aujourd’hui remplir cette promesse.« Guerre aux démolisseurs »
18 mars 1832 - "Revue des Deux Mondes"
Il faut le dire et le dire haut, cette démolition de la vieille France, que nous avons dénoncée plusieurs fois sous la Restauration, se continue avec plus d’acharnement et de barbarie que jamais. Depuis la révolution de Juillet, avec la démocratie, quelque ignorance a débordé et quelque brutalité aussi. Dans beaucoup d’endroits, le pouvoir local, l’influence municipale, la curatelle communale a passé des gentilshommes qui ne savaient pas écrire aux paysans qui ne savent pas lire. On est tombé d’un cran. En attendant que ces braves gens sachent épeler, ils gouvernent. La bévue administrative, produit naturel et normal de cette machine de Marly qu’on appelle la centralisation, la bévue administrative s’engendre toujours comme par le passé du maire au sous-préfet, du sous-préfet au préfet, du préfet au ministre ; seulement elle est plus grosse.
Notre intention est de n’envisager ici qu’une seule des innombrables formes sous lesquelles elle se produit aux yeux du pays émerveillé. Nous ne voulons traiter de la bévue administrative qu’en matière de monuments, et encore ne ferons-nous qu’effleurer cet immense sujet que vingt-cinq volumes in-folio n’épuiseraient pas.
« Chaque jour quelque vieux souvenir de la France s’en va avec la pierre sur laquelle il était écrit. »
Les réflexions abondent et se pressent devant de tels faits. Et d’abord ne voilà-t-il pas une excellente comédie ? Vous représentez-vous ces dix ou douze conseillers municipaux mettant en délibération la grande destruction de la tour dite de Louis d’Outremer ? Les voilà tous, rangés en cercle, et sans doute assis sur la table, jambes croisées et babouches aux pieds, à la façon des Turcs. Écoutez-les : il s’agit d’agrandir le carré aux choux et de faire disparaître un monument féodal. Les voilà qui mettent en commun tout ce qu’ils savent de grands mots depuis quinze ans qu’ils se font anucher le Constitutionnel par le magister de leur village. Ils se cotisent. Les bonnes raisons pleuvent. L’un a argué de la féodalité et s’y tient, l’autre allègue la dîme ; l’autre la corvée ; l’autre les serfs qui battaient l’eau des fossés pour faire taire les grenouilles ; un cinquième le droit de jambage et de cuissage ; un sixième les éternels prêtres et les éternels nobles ; un autre les horreurs de la Saint-Barthélemy, un autre, qui est probablement avocat, les jésuites, puis ceci, puis cela ; puis encore cela et ceci ; et tout est dit : la tour de Louis d’Outremer est condamnée.
« L’écoutez-vous hasarder quelques mots timides en faveur du vénérable monument ? Et voyez-vous l’orage éclater contre lui ? Le voilà qui ploie sous les invectives. »
Vous figurez-vous bien, au milieu du grotesque sanhédrin, la situation de ce pauvre homme, représentant unique de la science, de l’art, du goût, de l’histoire ? Remarquez-vous l’attitude humble et opprimée de ce paria ? L’écoutez-vous hasarder quelques mots timides en faveur du vénérable monument ? Et voyez-vous l’orage éclater contre lui ? Le voilà qui ploie sous les invectives. Voilà qu’on l’appelle de toutes parts carliste, et probablement carisse. Que répondre à cela ? C’est fini. La chose est faite. La démolition du « monument des âges de barbarie, est définitivement votée avec enthousiasme, et vous entendez le hurra des baves conseillers municipaux de Laon, qui ont pris d’assaut la tour de Louis d’Outremer !Croyez-vous que jamais Rabelais, que jamais Hogarth auraient pu trouver quelque part faces plus drolatiques, profils plus bouffons, silhouettes plus réjouissantes à charbonner sur les murs d’un cabaret ou sur les pages d’une Batrachomyomachie ?
Oui, riez. Mais, pendant que les prud’hommes jargonnaient, croassaient et délibéraient, la vieille tour, si longtemps inébranlable, se sentait trembler dans ses fondements. Voilà tout à coup que, par les fenêtres, par les portes, par les barcabanes, par les meurtrières, par les lucarnes, par les gouttières, de partout, les démolisseurs lui sortent comme les vers d’un cadavre. Elle sue des maçons. Ces pucerons la piquent. Cette vermine la dévore. La pauvre tour commence à tomber pierre à pierre ; ses sculptures se brisent sur le pavé ; elle éclabousse les maisons de ses débris ; son flanc s’éventre ; son profil s’ébrèche, et le bourgeois inutile, qui passe à côté, sans trop savoir ce qu’on lui fait, s’étonne de la voir chargée de cordes, de poulies et d’échelles plus qu’elle ne le fut jamais par un assaut d’Anglais ou de Bourguignons.
Méchante plume d’un conseil municipal du vingtième ordre ! Plume qui formule boiteusement les fetfas imbéciles d’un divan de paysans ! Plume imperceptible du sénat de Lilliput ! Plume qui fait des fautes de français ! Plume qui ne sait pas l’orthographe ! Plume qui, à coup sûr, a tracé plus de croix que de signatures au bas de l’inepte arrêté !
Et la tour a été démolie ! et cela s’est fait ! et la ville a payé pour cela ! on lui a volé sa couronne, et elle a payé le voleur !
Quel nom donner à toutes ces choses ?
Et, nous le répétons, pour qu’on y songe bien, le fait de Laon n’est pas un fait isolé. À l’heure où nous écrivons, il n’est pas un point en France où il ne se passe quelque chose d’analogue. C’est plus ou c’est moins, c’est peu ou c’est beaucoup, c’est petit ou c’est grand, mais c’est toujours et partout du vandalisme. La liste des démolitions est inépuisable ; elle a été commencée par nous et par d’autres écrivains qui ont plus d’importance que nous. Il serait facile de la grossir il serait impossible de la clore. On vient de voir une prouesse de conseil municipal. Ailleurs, c’est un maire qui déplace un peulven pour marquer la limite du champ communal ; c’est un évêque qui ratisse et badigeonne sa cathédrale ; c’est un préfet qui jette bas une abbaye du XIVe siècle pour démasquer les fenêtres de son salon ; c’est un artilleur qui rase un cloître de 1460 pour rallonger un polygone ; c’est un adjoint qui fait du sarcophage de Théodeberthe une auge aux pourceaux.
Nous pourrions citer les noms. Nous en avons pitié. Nous les taisons.
Cependant il ne mérite pas d’être épargné, ce curé de Fécamp qui a fait démolir le jubé de son église, donnant pour raison que ce massif incommode, ciselé et fouillé par les mains miraculeuses du XVe siècle, privait ses paroissiens du bonheur de le contempler, lui curé, dans sa splendeur à l’autel. Le maçon qui a exécuté l’ordre du béat s’est fait des débris du jubé une admirable maisonnette qu’on peut voir à Fécamp. Quelle honte ! qu’est devenu le temps où le prêtre était le suprême architecte ? Maintenant le maçon enseigne le prêtre !
« Le vandalisme a ses journaux, ses coteries, ses écoles, ses chaires, son public, ses raisons. Le vandalisme a pour lui les bourgeois. »
À Paris, le vandalisme fleurit et prospère sous nos yeux. Le vandalisme est architecte. Le vandalisme se carre et se prélasse. Le vandalisme est fêté, applaudi, encouragé, admiré, caressé, protégé, consulté, subventionné, défrayé, naturalisé. Le vandalisme est entrepreneur de travaux pour le compte du gouvernement. Il s’est installé sournoisement dans le budget, et il le grignote à petit bruit, comme le rat son fromage. Et certes, il gagne bien son argent. Tous les jours il démolit quelque chose du peu qui nous reste de cet admirable vieux Paris. Que sais-je ? le vandalisme a badigeonné Notre-Dame, le vandalisme a retouché les tours du palais de justice, le vandalisme a rasé Saint-Magloire, le vandalisme a détruit le cloître des Jacobins, le vandalisme a amputé deux flèches sur trois à Saint-Germain-des-Prés. Nous parlerons peut-être dans quelques instants des édifices qu’il bâtit. Le vandalisme a ses journaux, ses coteries, ses écoles, ses chaires, son public, ses raisons. Le vandalisme a pour lui les bourgeois. Il est bien nourri, bien renté, bouffi d’orgueil, presque savant, très classique, bon logicien, fort théoricien, joyeux, puissant, affable au besoin, beau parleur, et content de lui. Il tranche du Mécène. Il protège les jeunes talents. Il est professeur. Il donne de grand prix d’architecture. Il envoie des élèves à Rome. Il est député, et il refuse à Ingres les fresques de la Chambre pour les adjuger à on ne sait qui. Il porte habit brodé, épée au côté et culotte française. Il est de l’Institut. Il va à la cour. Il donne le bras au roi, et flâne avec lui dans les rues, lui soufflant ses plans à l’oreille. Vous avez dû le rencontrer.
Quelquefois il se fait greffier, et il encombre de paperasses la Sainte-Chapelle, cette église qui sera la plus admirable parure de Paris, quand il aura détruit Notre-Dame. Quelquefois il se fait spéculateur, et dans la nef déshonorée de Saint-Benoît, il emboîte violemment un théâtre, et quel théâtre ! Opprobre ! Le cloître saint, docte et grave des bénédictins, métamorphosé en je ne sais quel mauvais lieu littéraire !
Sous la Restauration, il prenait ses aises et s’ébattait d’une manière aussi aimable, nous en convenons. Chacun se rappelle comment le vandalisme, qui alors aussi était architecte du roi, a traité la cathédrale de Reims.
Un homme d’honneur, de science et de talent, M. Vitet, a déjà signalé le fait. Cette cathédrale est, comme on sait, chargée du haut en bas de sculptures excellentes qui débordent de toutes parts son profil. À l’époque du sacre de Charles X, le vandalisme, qui est bon courtisan, eut peur qu’une pierre ne se détachât par aventure de toutes ces sculptures en surplomb, et ne vînt tomber incongrûment sur le roi au moment où sa majesté passerait ; et sans pitié, et à grands coups de maillet, et trois grands mois durant, il ébarba la vieille église ! – Celui qui écrit ceci a chez lui un débris curieux de cette exécution.
Depuis juillet, il en a fait une autre qui peut servir de pendant à celle-là, c’est l’exécution du jardin des Tuileries. Nous reparlerons quelque jour et longuement de ce bouleversement barbare. Nous ne le citons ici que pour mémoire. Mais qui n’a haussé les épaules en passant devant ces deux petits enclos usurpés sur une promenade publique ? On a fait mordre au roi le jardin des Tuileries, et voilà les deux bouchées qu’il se réserve. Toute l’harmonie d’une œuvre royale et tranquille est troublée, la symétrie des parterres est éborgnée, les bassins entaillent la terrasse, c’est égal, on a ses deux jardinets. Que dirait-on d’un fabricant de vaudevilles qui se taillerait un couplet ou deux dans les chœurs d’Athalie ! Les Tuileries, c’était l’Athalie de Le Nôtre.
« Le vandalisme a son idée à lui. Il veut faire tout à travers Paris une grande, grande, grande rue. Une rue d’une lieue ! Que de magnifiques dévastations chemin faisant ! »
Saint-Germain-l’Auxerrois y passera, l’admirable tour de Saint-Jacques-de-la-Boucherie y passera peut-être aussi. Mais qu’importe ! Une rue d’une lieue ! Comprenez-vous comme cela sera beau ! Une ligne droite tirée du Louvre à la barrière du Trône ! D’un bout de la rue, de la barrière, on contemplera la façade du Louvre. Il est vrai que tout le mérite de la colonnade de Perrault est dans ses proportions et que ce mérite s’évanouira dans la distance ; mais qu’est-ce que cela fait ? on aura une rue d’une lieue ! De l’autre bout, du Louvre, on verra la barrière du Trône, les deux colonnes proverbiales que vous savez, maigres, fluettes et risibles comme les jambes de Potier. Ô merveilleuse perspective ! Espérons que ce burlesque projet ne s’accomplira pas. Si l’on essayait de le réaliser, espérons qu’il y aura une émeute d’artistes. Nous y pousserons de notre mieux.
Les dévastateurs ne manquent jamais de prétextes. Sous la Restauration, on gâtait, on mutilait, on défigurait, on profanait les édifices catholiques du Moyen Âge, le plus dévotement du monde. La congrégation avait développé sur les églises la même excroissance que sur la religion. Le sacré-cœur s’était fait marbre, bronze, badigeonnage et bois doré. Il se produisait le plus souvent dans les églises sous la forme d’une petite chapelle peinte, dorée, mystérieuse, élégiaque, pleine d’anges bouffis, coquette, galante, ronde et à faux jour, comme celle de Saint-Sulpice. Pas de cathédrale, pas de paroisse en France à laquelle il ne poussât, soit au front, soit au côté une chapelle de ce genre. Cette chapelle constituait pour les églises une véritable maladie. C’était la verrue de Saint-Acheul.
« Une église, c’est le fanatisme ; un donjon, c’est la féodalité. On dénonce un monument, on massacre un tas de pierres, septembrise des ruines. À peine si nos pauvres églises parviennent à se sauver en prenant cocarde. »
Depuis la révolution de Juillet, les profanations continuent, plus funestes et plus mortelles encore, et avec d’autres semblants. Au prétexte dévot a succédé le prétexte national, libéral, patriote, philosophe, voltairien. On ne restaure plus, on ne gâte plus, on n’enlaidit plus un monument, on le jette bas. Et l’on a de bonnes raisons pour cela. Une église, c’est le fanatisme ; un donjon, c’est la féodalité. On dénonce un monument, on massacre un tas de pierres, septembrise des ruines. À peine si nos pauvres églises parviennent à se sauver en prenant cocarde. Pas une Notre-Dame en France, si colossale, si vénérable, si magnifique, si impartiale, si historique, si calme et si majestueuse qu’elle soit, qui n’ait son petit drapeau tricolore sur l’oreille. Quelquefois on sauve une admirable église en écrivant dessus : Mairie. Rien de moins populaire parmi nous que ces sublimes édifices faits par le peuple et pour le peuple. Nous leur en voulons de tous ces crimes des temps passés dont ils ont été les témoins. Nous voudrions effacer le tout de notre histoire. Nous dévastons, nous pulvérisons, nous détruisons, nous démolissons par esprit national. À force d’être bons français, nous devenons d’excellents welches.Mais quittons ce point de vue aride, et raisonnons de plus haut. Depuis quand ose-t-on, en pleine civilisation, questionner l’art sur son utilité ? Malheur à vous si vous ne savez pas à quoi l’art sert ! On n’a rien de plus à vous dire. Allez ! démolissez ! utilisez ! Faites des moellons avec Notre-Dame de Paris. Faites des gros sous avec la Colonne.
D’autres acceptent et veulent l’art, mais à les entendre, les monuments du Moyen Âge sont des constructions de mauvais goût, des œuvres barbares, des monstres en architecture, qu’on ne saurait trop vite et trop soigneusement abolir. À ceux-là non plus il n’y a rien à répondre. C’en est fini d’eux. La Terre a tourné, le monde a marché depuis eux ; ils ont les préjugés d’un autre siècle ; ils ne sont plus de la génération qui voit le Soleil. Car, il faut bien que les oreilles de toute grandeur s’habituent à l’entendre dire et redire, en même temps qu’une glorieuse révolution politique s’est accomplie dans la société, une glorieuse révolution intellectuelle s’est accomplie dans l’art. Voilà vingt-cinq ans que Charles Nodier et madame de Staël l’ont annoncée en France ; et s’il était permis de citer un nom obscur après ces noms célèbres, nous ajouterions que voilà quatorze ans que nous luttons pour elle. Maintenant elle est faite. Le ridicule duel des classiques et des romantiques s’est arrangé de lui-même, tout le monde étant à la fin du même avis. Il n’y a plus de question. Tout ce qui a de l’avenir est pour l’avenir. À peine y a-t-il encore, dans l’arrière-parloir des collèges, dans la pénombre des académies, quelques bons vieux enfants qui font joujou dans leur coin avec les poétiques et les méthodes d’un autre âge ; qui poètes, qui architectes ; celui-ci s’ébattant avec les trois unités, celui-là avec les cinq ordres ; les uns gâchant du plâtre selon Vignole, les autres gâchant des vers selon Boileau.
Cela est respectable. N’en parlons plus.
Or, dans ce renouvellement complet de l’art et de la critique, la cause de l’architecture du Moyen Âge, plaidée sérieusement pour la première fois depuis trois siècles, a été gagnée en même temps que la bonne cause générale, gagnée par toutes les raisons de la science, gagnée par toutes les raisons de l’histoire, gagnée par toutes les raisons de l’art, gagnée par l’intelligence, par l’imagination et par le cœur. Ne revenons donc pas sur la chose jugée et bien jugée ; et disons de haut au gouvernement, aux communes, aux particuliers, qu’ils sont responsables de tous les monuments nationaux que le hasard met dans leurs mains. Nous devons compte du passé à l’avenir. Posteri, posteri, vestra res agitur.
« Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous. Donc, le détruire c’est dépasser son droit. »
Quant aux édifices qu’on nous bâtit pour ceux qu’on nous détruit, nous ne prenons pas le change ; nous n’en voulons pas. Ils sont mauvais. L’auteur de cette note maintient tout ce qu’il a dit ailleurs (2) sur les monuments modernes du Paris actuel. Il n’a rien de plus doux à dire des monuments en construction. Que nous importent les trois ou quatre petites églises cubiques que vous bâtissez piteusement çà et là ? Laissez donc crouler votre ruine du quai d’Orsay avec ses lourds cintres et ses vilaines colonnes engagées ! Laissez crouler votre palais de la Chambre des députés, qui ne demandait pas mieux ! N’est-ce pas une insulte au lieu-dit École des beaux-arts que cette construction hybride et fastidieuse dont l’épure a si longtemps sali le pignon de la maison voisine, étalant effrontément sa nudité et sa laideur à côté de l’admirable façade du château de Gaillon ? Sommes-nous tombés à ce point de misère qu’il nous faille absolument admirer les barrières de Paris ? Y a-t-il rien au monde de plus bossu et de plus rachitique que votre monument expiatoire (ah ! çà, décidément, qu’est-ce qu’il expie ?) de la rue de Richelieu ? N’est-ce pas une belle chose, en vérité, que votre Madeleine, ce tome deux de la Bourse, avec son lourd tympan qui écrase sa maigre colonnade ? Oh ! qui me délivrera des colonnades !De grâce, employez mieux nos millions.
Ne les employez même pas à parfaire le Louvre. Vous voudriez achever d’enclore ce que vous appelez le parallélogramme du Louvre. Mais nous vous prévenons que ce parallélogramme est un trapèze ; et pour un trapèze, c’est trop d’argent. D’ailleurs, le Louvre, hors ce qui est de la Renaissance, le Louvre, voyez-vous, n’est pas beau. Il ne faut pas admirer et continuer, comme si c’était de droit divin, tous les monuments du XVIIe siècle, quoiqu’ils vaillent mieux que ceux du XVIIIe, et surtout que ceux du XIXe. Quel que soit leur bon air, quelle que soit leur grande mine, il en est des monuments de Louis XIV comme de ses enfants. Il y en a beaucoup de bâtards.
Le Louvre, dont les fenêtres entaillent l’architrave, le Louvre est de ceux-là.
S’il est vrai, comme nous le croyons, que l’architecture, seule entre tous les arts, n’ait plus d’avenir, employez vos millions à conserver, à entretenir, à éterniser les monuments nationaux et à racheter ceux qui sont aux particuliers. La rançon sera modique. Vous les aurez à bon marché. Tel propriétaire ignorant vendra le Parthénon pour le prix de la pierre.
Faites réparer ces beaux et graves édifices. Faites-les réparer avec soin, avec intelligence, avec sobriété. Vous avez autour de vous des hommes de science et de goût qui vous éclaireront dans ce travail. Surtout, que l’architecte-restaurateur soit frugal de ses propres imaginations ; qu’il étudie curieusement le caractère de chaque édifice, selon chaque siècle et chaque climat. Qu’il se pénètre de la ligne générale et de la ligne particulière du monument qu’on lui met entre les mains ; et qu’il sache habilement souder son génie au génie de l’architecte ancien.
Vous tenez les communes en tutelle, défendez-leur de démolir. Quant aux particuliers, quant aux propriétaires qui voudraient s’entêter à démolir, que la loi le leur défende ; que leur propriété soit estimée, payée et adjugée à l’État. Qu’on nous permette de transcrire ici ce que nous avons déjà dit à ce sujet dans notre première Note sur la destruction des monuments : « Il faut arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait. Qu’on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la destruction d’un édifice historique et monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur ; misérables hommes, et si imbéciles qu’ils ne comprennent même pas qu’ils sont des barbares ! Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous. Donc, le détruire c’est dépasser son droit.
Ceci est une question d’intérêt général, d’intérêt national. Tous les jours, quand l’intérêt général élève la voix, la loi fait taire les glapissemens de l’intérêt privé. La propriété particulière a été souvent et est encore à tous moments modifiée dans le sens de la communauté sociale. On vous achète de force votre champ pour en faire une place, votre maison pour en faire un hospice. On vous achètera votre monument. S’il faut une loi, répétons-le, qu’on la fasse. Ici, nous entendons les objections s’élever de toutes parts : Est-ce que les chambres ont le temps ? Une loi pour si peu de chose ! Pour si peu de chose ! Comment ! nous avons quarante-quatre mille lois dont nous ne savons que faire, quarante-quatre mille lois sur lesquelles il y en a à peine dix de bonnes. Tous les ans, quand les Chambres sont en chaleur, elles en pondent par centaines, et, dans la couvée, il y en a tout au plus deux ou trois qui naissent viables. On fait des lois sur tout, pour tout, contre tout, à propos de tout. Pour transporter les cartons de tel ministère d’un côté de la rue de Grenelle à l’autre, on fait une loi. Et une loi pour les monuments, une loi pour l’art, une loi pour la nationalité de la France, une loi pour les souvenirs, une loi pour les cathédrales, une loi pour les plus grands produits de l’intelligence humaine, une loi pour l’œuvre collective de nos pères, une loi pour l’histoire, une loi pour l’irré- parable qu’on détruit, une loi pour ce qu’une nation a de plus sacré après l’avenir, une loi pour le passé, cette loi juste, bonne, excellente, sainte, utile, nécessaire, indispensable, urgente, on n’a pas le temps, on ne la fera pas !
Risible ! risible ! risible !"
Ainsi cette sensibilité des "Romantiques" aux vandales et la disparition de certains parmi les plus remarquables monuments historiques nationaux est encore accentuée par la parution en 1832 du chef d'oeuvre de Hugo, "NOTRE DAME DE PARIS" dans lequel il attire l'attention des lecteurs sur l'état lamentable dans lequel se trouve la Cathédrale, fleuron de l'art gothique, dans lequel il a situé l'action de son roman avec une connaissance remarquable du monument et de l'art gothique qu'il affectionne.
En sus, après la Révolution de 1830, sa proximité avec le nouveau souverain, LOUIS PHILIPPE, lui permet de développer son combat pour la préservation du patrimoine national ; dès 1830, le Premier Ministre GUIZOT propose la création du poste de "Conservateur des Monuments Historiques" qui échoit à Prosper MERIMEE dés 1834, avec la mission de classer les édifices nationaux et de répartir les crédits d'entretien et de restauration. Cette grande politique est complétée par la création en 1837 une "COMMISSION DES MONUMENTS HISTORIQUES" missionnée pour effectuer l'inventaire des monuments nationaux, les classer en fonction de leur intérêt (histoique à partir de 1835, qualité architecturale à partir de 1841) pour l'attribution des crédits. Elle assure également la formation des architectes appelés à intervenir sur les monuments du Patrimoine (dont le plus prestigieux d'entre-eux, VIOLLET-le-DUC, issu de cette formation. En un demi-siècle, après les ravages et la dévastation des années révolutionnaires, de l'Empire et de la Restauration, se met en place sous la Monarchie de Juillet une ambitieuse politique de Conservation des Monuments Historiques, dont les résultats seront une grande réussite ; mais il était malheureusement trop tard pour beaucoup de monuments nationaux, purement et simplement détruits.
En hommage à Maître Jean COSSON, qui reçut en viatique de ses proches la mémoire, encore prégnante dans l'inconscient collectif, de l'abbaye Notre-Dame de l'Aumône, religieusement baptisée "Abbatis Elemosina" mais communément désignée localement sous le vocable de "Petit Citeaux".
En sus d'une vie professionnelle intense, d'activités d'élu local et départemental, de Président d'associations familiales, toutes marquées par son humanisme profond et une constante générosité au service d'autrui, il n'hésita pas à acquérir ce qui restait de l'ancienne abbaye détruite en 1810, pour sauvegarder le souvenir des moines cisterciens qui avaient vécu, travaillé et prié pendant plus de huit siècles en ce lieu. Fin lettré, il oeuvra avec une grande humilité par ses recherches, à la préservation de l'histoire de l'abbaye dont toutes les archives, cartulaires et chroniques multiséculaires, avaient disparu lors de la période révolutionnaire ; il en rechercha et rassembla méthodiquement la documentation et les représentations que l'on pouvait encore trouver, tant auprès des mémorialistes locaux, que de l'ordre cistercien, des archives nationales de France, départementales, locales, ou la Monnaie de Paris pour les sceau.
Pour que son action généreuse et salvatrice perdure !